lecture : Jean-François Condette, La Faculté des lettres de Lille de 1887 à 1974 : les métamorphoses d’une institution universitaire française

Jean-François Condette, La Faculté des lettres de Lille de 1887 à 1974 : les métamorphoses d’une institution universitaire française, thèse de doctorat soutenue le 14 janvier 1997 à l’université de Lille III – Charles de Gaulle, 1276-144 p.

On ne dira jamais assez l’intérêt de lire le texte original des thèses de doctorat, malgré leur longueur parfois écrasante (ici, plus de 1400 pages), de préférence à sa version publiée et forcément raccourcie (430 pages dans le texte publié sous le titre La Faculté des lettres de Lille de 1887 à 1945, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999). Les trois gros volumes de la thèse de Jean-François Condette qui correspondent aux trois sections chronologiques de son étude (« I. L’enfance : 1887-1914 », « II. Une adolescence tourmentée : 1914-1945 », « III. La force de l’âge ou les prémices douloureuses de la vieillesse : 1945-1974 »), et auxquels s’ajoute un quatrième volume consacré aux sources et à la bibliographie, nous offrent une monographie exemplaire et fouillée d’établissement universitaire, la Faculté des lettres de Lille, à une période-clé de son histoire – moins d’un siècle, mais oh combien déterminant ! – et dans une ville au destin universitaire exceptionnel.

Les deux limites chronologiques de ce travail sont indiscutables. Cette faculté littéraire, créée par Napoléon 1er à Douai  en 1808, est supprimée en 1815 et n’est rétablie par l’autre Napoléon, toujours à Douai, qu’en 1854, tandis que Lille reçoit la Faculté des sciences (il existe par ailleurs une Faculté de droit à Douai). La date de 1887 correspond à l’émigration vers la capitale du Nord de la Faculté des lettres après une lente et douloureuse gestation. Quatre-vingt sept ans plus tard, la mode et la nécessité des campus provoquent un nouveau déménagement de la Faculté (devenue entre temps l’Université des lettres, des sciences humaines et des arts Lille III), dans son site actuel de Villeneuve d’Ascq

Le grand intérêt de l’étude de Jean-François Condette est de mêler l’histoire universitaire à l’histoire politique et à l’histoire sociale, autrement dit de situer l’évolution de la Faculté des lettres dans le contexte bouillonnant des débats sur l’enseignement supérieur, dans l’histoire de la ville de Lille – histoire, rappelons-le, marquée par deux occupations allemandes au XXe siècle -, dans l’aménagement urbain de la cité du Nord, dans l’histoire des mondes enseignant et étudiant, dans la vie associative locale. On aimerait que les monographies d’établissement d’enseignement supérieur adoptent le point de vue de l’auteur qui est à la fois d’analyser la manière lilloise d’adapter les directives des autorités universitaires parisiennes et de montrer « comment l’histoire influe sur l’Université et l’Université sur la vie politique », au lieu de se contenter de faire l’histoire des chaires, des bâtiments, de l’enseignement et parfois des enseignés. On citera à ce propos les longs développements – nourris par une pratique minutieuse des archives (du département du Nord, des villes de Douai et de Lille et de la Faculté) – sur la Faculté dans la Grande Guerre, sur les « années de plomb » de 1939-1945 et sur la « révolution introuvable » de mai 68 à Lille.

Les étudiants sont largement présents dans cette étude, et pas seulement au travers de leur évolution numérique. Chacune des trois tranches chronologiques fait le point dans de longs chapitres sur « les étudiants dans la ville » où sont évoqués la naissance des associations d’étudiants, les journaux étudiants (Lille latin, Lille Universitaire, Lille-université), le « folklore », les fêtes, les célébrations, les congrès – dont le congrès historique de fondation de l’UNEF en 1907 -, les engagements politiques (peu de choses sont dites sur les engagements religieux), la vie au « Quartier latin étudiant » de Lille, etc. Les étudiants en lettres, d’abord peu nombreux (341 en 1914), progressent fortement en nombre dans les années 1930 (1 013 en 1934) et surtout après la Libération : 1 333 en 1946, 7 859 en 1968, plus de 10 000 en 1974. Comme dans toutes les facultés littéraires, les filles y sont nombreuses : 41 % de l’effectif en 1928, 44 % en 1939. Les étrangers par contre semblent peu attirés par la faculté lilloise (79 en 1928, 104 en 1939, essentiellement anglais, allemands et belges). La concentration à Lille de l’ensemble des facultés dès 1887, qui affecte aussi la Faculté de droit (et il convient d’ajouter aux établissements classiques d’enseignement supérieur la Faculté libre), fait du Quartier latin lillois un espace urbain vite saturé, ce qui entraîne une politique de construction relativement exemplaire dans la capitale du Nord. L’inauguration en 1895 du Palais universitaire et d’une Maison des étudiants en 1905 sont des moments importants de la vie lilloise (J. F. Condette ne nous cache rien du menu du banquet de 1895 et précise que les Allemands sont interdits d’inauguration). Le Restaurant universitaire voit le jour en 1922, un an avant une Maison des étudiantes. Quant aux associations étudiantes, elles sont précoces : l’Union lilloise des Etudiants de l’Etat (car il y a des étudiants de l’Université libre catholique) voit le jour en 1881 (deux ans avant Paris) de même qu’une association des étudiantes en 1910. L’Association générale des étudiants de Lille (AGEL), très corporative avant 1939, épouse le tournant syndical de l’UNEF après la Libération.

Les étudiants nordiques furent-ils des trublions ? Le récit de Jean-François Condette ne montre pas que le siège de l’Université de Lille ait été en pointe dans les mouvements politiques ou syndicaux des années dont il traite : les organisations étudiantes restent neutres dans l’Affaire Dreyfus, mais un fort esprit anti-allemand règne avant la Grande Guerre au Quartier latin lillois ; dans l’Entre-Deux-Guerres, la même neutralité est de mise face au fascisme naissant, et les mouvements politiques communistes, socialiste ou nationalistes n’accueillent guère d’étudiants ; la résistance ou la collaboration sont le fait de petites minorités pendant la Seconde guerre mondiale, et si grèves et manifestations se succèdent entre 1945 et 1968, notamment à propos de la guerre d’Algérie, la Faculté reste calme durant les années 1960, et mai 1968 est pris en charge par une minorité active de groupements, dont l’AGEL. Mais, outre qu’il est difficile d’apprécier quantitativement les engagements politiques et sociaux du milieu étudiant, la situation lilloise n’est-elle pas identique à celle des autres villes universitaires ?

On appréciera le fait que l’auteur n’ait reculé dans son travail devant aucune difficulté et qu’il ait cherché, par une diversification bienvenue des sources, y compris les entretiens et les sources visuelles, à nous donner une vision complète de la vie universitaire d’une ville pas comme les autres, de la Belle Epoque à l’après-1968.

Pierre Moulinier

Les Cahiers du GERME n° 25 mai 2005

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