Mutuelles étudiantes et concurrence: le péché originel

mnef concurrenceNous publions – avec leur autorisation, et nous les en remercions – l’article publié sur Médiapart le 9 mars dernier par Youcef Bousalham, maître de conférences à l’Université de Rouen et Bénédicte Vidaillet, professeure à l’Université Paris Est Créteil. Youcef Bousalham est l’auteur de Culture sociale et solidaire et valeurs commerciales dans l’organisation, entre cohérences et contradictions, le cas d’une mutuelle étudiante, thèse en sciences de gestion, université de Lille 1, 2012.

A quoi sert-il de créer des mutuelles si c’est ensuite pour les mettre dans des conditions concurrentielles qui ne peuvent que les conduire à s’éloigner du mutualisme et de ses valeurs ? La réflexion politique sur le mutualisme étudiant ne peut échapper à ce type de questionnement… Pendant trois ans, nous avons pu mener une recherche auprès de l’une des principales mutuelles étudiantes, notamment auprès des « développeurs » et « conseillers » chargés de préparer et mettre en oeuvre la « campagne » d’affiliation et d’adhésion des étudiants dans les universités. Certes, les pratiques commerciales et concurrentielles observées, de même que les modes de management (formation, recrutement, techniques d’incitation et de sanction, etc.) qui produisent ces pratiques, sont très loin des idéaux mutualistes. Mais le contexte de concurrence frontale dans lequel se trouve placées les mutuelles étudiantes est en grande partie à l’origine de ces évolutions, comme nous l’expliquons ci-dessous.

Une enquête d’Envoyé Spécial diffusée le 12 février dernier posait la question dans son titre même : « Faut-il supprimer les mutuelles étudiantes [1]? ». Une enquête qui omet un point essentiel : le contexte de concurrence et la rivalité que se livrent  les mutuelles étudiantes sur le terrain

Elle insistait sur les difficultés des mutuelles étudiantes – et notamment de la LMDE, première d’entre elles en France puisqu’elle affilie la moitié des étudiants – à rembourser efficacement ses adhérents. Grâce à des techniques de caméra cachée au sein de la LMDE, l’enquête montrait inefficacité et incohérences organisationnelles, procédures défaillantes, personnel dépassé, etc. Posant la question d’une réforme nécessaire du mutualisme étudiant, et éventuellement d’une disparition de ces mutuelles, la journaliste attribuait la difficulté de poser sereinement ce débat aux relations consanguines entre la LMDE, l’UNEF, principal syndicat étudiant largement financé par la LMDE, et certains membres du gouvernement pour qui l’UNEF a servi de tremplin politique. Enfin, le coût de la gestion de ce régime spécifique, trois fois supérieur à celui de l’assurance maladie était également pointé du doigt.

Quelle que soit sa qualité, ce reportage, omet un aspect essentiel de ce qui se joue actuellement pour la LMDE – et plus largement pour les mutuelles étudiantes : la situation de concurrence effrénée dans laquelle elles sont mises. Un aspect qui devrait être pris en compte pour réfléchir à leur avenir et qui n’est pas sans lien avec leur coût de gestion élevé et la désaffection vis-à-vis du mutualisme étudiant à laquelle nous assistons indiscutablement. Les mutuelles étudiantes évoluent en effet dans une situation de duopole dans lequel, depuis le début des années 70, dans chaque région, deux organisations sociales, militantes et non lucratives se partagent le marché étudiant et réalisent plus de 90% de leur chiffre d’affaires en concurrence frontale sur un même lieu (établissements d’enseignement supérieur) et sur une même période (la rentrée universitaire) : la période de « campagne ». Cette campagne entraîne des dépenses de communication considérables et fait l’objet d’une préparation minutieuse notamment par les personnes des départements dits de « développement » de ces mutuelles qui sont prêts à tous les excès pour « rabattre »[2] les étudiants, potentiels affiliés ou adhérents.

Rivalité concurrentielle et agressivité commerciale

Pendant trois ans, nous avons pu analyser la relation de concurrence entre deux des principales mutuelles étudiantes en concurrence sur le territoire (région anonyme) et observer, sur une vingtaine de sites universitaires, les pratiques commerciales mises en place par les « développeurs » et « conseillers » qui sont chargés, au moment de la rentrée, d’informer, d’affilier et de faire adhérer les étudiants, ainsi que leurs pratiques de rivalité concurrentielle vis-à-vis  de leurs alter-ego concurrents. Etonnés, pour ne pas dire consternés par ces pratiques à l’opposé de leur mission de service public et des principes mutualistes affichés par ces organisations, nous avons décidé d’étudier les modes de management et de gestion des ressources humaines à l’origine de ces pratiques : recrutement, formation, techniques de motivation et d’incitation des conseillers, etc. Parce qu’il ne s’agit pas, pour nous, de pointer du doigt une mutuelle en particulier, mais bien de produire une réflexion générale sur le système de mise en concurrence des mutuelles étudiantes, nous avons choisi de respecter l’anonymat de ces organisations.

Concrètement, voici quelques éléments issus de nos observations qui illustrent clairement l’ambiance de concurrence entre elles.

Une rivalité très concrète

Déjà, en amont, la négociation de l’emplacement des stands avec les services de scolarité est stratégique, l’objectif étant de toucher le maximum d’étudiants. Les enjeux pour chaque mutuelle conduisent à des tensions très fortes entre concurrents et les développeurs négocient très durement les emplacements de leur stand avec les services de scolarité des universités.  Ces négociations, que nous avons pu observer, peuvent amener à des situations où les responsables des services de scolarité, doivent parfois s’interposer, y compris physiquement, entre concurrents pour éviter des affrontements. Les développeurs interrogés expliquent qu’il s’agit de « ne pas céder un centimètre » et de ne pas perdre leur première confrontation directe avec leur concurrent à l’entame de la campagne.

Pendant la campagne, les tensions sont également manifestes entre les conseillers concurrents sur les sites. Tout d’abord, il faut « rabattre » les étudiants sur son stand. Les rabatteurs concurrents sont situés côte à côte et parfois amenés à entrer en contact physique pour diriger l’étudiant vers le bon stand. Les conseillers reçoivent en amont de la campagne une formation complète où ils apprennent comment « accompagner l’étudiant, le faire asseoir, le diriger vers l’inscription sans qu’il se fasse attraper par la concurrence » à l’aide de techniques variées : « rabattage statique », « assis », « statique debout », « mobile debout », tenant compte de la présence ou non des parents, etc.

Une fois l’étudiant « rabattu », les conseillers peuvent enfin commencer leur mission. En théorie, celle-ci est une mission d’information et de service public ; dans les faits, elle se résume souvent à vendre leur mutuelle par tous les moyens. La mitoyenneté des stands permet aux conseillers rivaux de s’observer en permanence, d’écouter les argumentaires de leurs concurrents et soit de les déconstruire ensuite auprès des étudiants,  soit d’intervenir directement pour démontrer le caractère fallacieux de tel ou tel argument ou dénigrer la mutuelle rivale en dénonçant notamment les problèmes de qualité de service discutés plus haut. L’intensité du rabattage et l’exaspération qui résulte des jeux de déstabilisation entre conseillers concurrents, entraînent régulièrement des querelles et agressions physiques entre eux.

Des techniques de vente musclées

L’intensité concurrentielle et la primauté accordée à la vente sur les idéaux alternatifs se retrouvent également dans les pratiques de vente auprès des étudiants. Les conseillers, obnubilés par les objectifs qu’ils ont à réaliser, comprennent vite qu’ils peuvent exploiter le manque d’information des étudiants pour leur proposer des complémentaires santé ainsi que des services additionnels. En effet, les étudiants sont en général peu renseignés sur leur couverture médicale. Ils comprennent bien qu’il est obligatoire de s’affilier à une mutuelle étudiante pour la partie sécurité sociale (parce que cela est spécifié sur leur dossier d’inscription à l’université) mais ils ne sont pas toujours certains d’être couverts par la complémentaire santé de leurs parents. Sur les stands, les conseillers n’hésitent pas à exploiter ce déficit d’information et à laisser entendre que la souscription à une complémentaire santé est également obligatoire, selon un argumentaire bien rôdé..

Sur certains sites, en utilisant ces techniques de vente qui amènent l’étudiant à ne plus différencier sécurité sociale (obligatoire) et complémentaire (facultative), les conseillers sont capables de multiplier leurs ventes de complémentaires santé par trois. De plus, les mutuelles étudiantes, une fois admises sur le site d’inscription universitaire, n’hésitent pas à proposer de nombreux services additionnels tels que des contrats d’assurance, des ouvertures de comptes chez une banque partenaire, des cartes de réduction, etc. Le caractère alternatif de la mutuelle n’est alors non seulement plus rempli, mais surtout, il est instrumentalisé en étant réduit à un argument commercial pour convaincre, par exemple chez les étudiants dont la discipline peut les amener à apprécier ce type d’arguments (les étudiants en lettres ou en sociologie étant identifiés comme tels).

Des pratiques aux modes de management

Les observations menées et les témoignages recueillis montrent que ces pratiques, loin d’être contingentes ou de constituer des dérives locales non désirées, sont au contraire le produit de modes de management et de gestion des ressources humaines spécifiques, en amont de et pendant cette campagne : pilotage par les objectifs de vente ; recrutement sélectionnant les profils les plus agressifs et les plus à même de s’engager dans la rivalité concurrentielle et de ne pas la contester ; formation favorisant la vente au détriment de l’information ; préparation à l’utilisation de techniques de rivalité agressives (y compris physiquement) ; mise en concurrence des conseillers entre eux par des affectations « au mérite » et des « réunions de motivation » ; précarisation salariale des conseillers ; modes d’animation et de contrôle privilégiant la pression sur les conseillers et la reproduction des comportements attendus.

Les mutuelles étudiantes que nous avons observées sont des organisations à but non lucratif. Elles appartiennent à l’économie sociale et solidaire et se revendiquent officiellement comme des organisations alternatives (notamment par rapport aux assurances privées.). Pourtant, loin de se battre pour remettre en cause ce contexte concurrentiel et mener à bien leur mission d’information et de sensibilisation militante, elles s’engagent pleinement dans une lutte fratricide où tout travail d’information est rendu impossible.  Une question essentielle est alors d’expliquer ce phénomène et de s’interroger sur la capacité de ces mutuelles étudiantes en particulier et des organisations alternatives en général à remplir leur mission sociale et alternative dans des contextes de concurrence frontale.

Le contexte concurrentiel : un élément déterminant pour les organisations sociales et solidaires en général et les mutuelles étudiantes en particulier

Le cas du mutualisme étudiant présente des conditions idéales pour réfléchir à cette question et remettre en cause des idées reçues. En effet, on peut ici difficilement se satisfaire de l’explication souvent invoquée selon laquelle c’est la concurrence d’organisations capitalistes classiques voire les effets de la mondialisation qui pervertissent les mutuelles et les forcent à développer des pratiques et modes de management incohérents.  En l’espèce, seules deux mutuelles sont en situation de concurrence directe, elles opèrent sur un marché régulé par l’Etat, dans un contexte strictement français. C’est donc bien la situation de concurrence elle-même qu’il s’agit d’interroger, une situation concurrentielle particulière dont les acteurs des mutuelles étudiantes n’arrivent pas à s’extraire.

C’est d’ailleurs ce qu’avaient pressenti certains acteurs lors de la décision historique de créer un deuxième réseau mutualiste étudiant venant concurrencer la MNEF – initialement la seule mutuelle étudiante. Le risque induit par cette situation de concurrence inédite était alors pointé  dans un rapport moral de 1972[3] par les adhérents qui craignaient une surenchère commerciale risquant « d’entraîner une désaffectation à l’égard de la mutualité ». Rappelons que dans les années 1970, plusieurs mutuelles régionales constituées en réseau souhaitaient jouir de la même prérogative de gestion de la sécurité sociale étudiante que celle accordée à la MNEF, ce qui leur avait été octroyé en 1972 par le gouvernement conservateur en place. Que cette décision soit motivée par une volonté libérale de mise en concurrence ou qu’elle soit une tentative d’affaiblir le pouvoir contestataire de l’UNEF dont les relations avec la MNEF étaient déjà très fortes, il semble quarante ans plus tard que ces inquiétudes étaient fondées. La concurrence entre mutuelles étudiantes a annihilé leur vocation de transformation sociale et leur a fait perdre progressivement toute forme de crédibilité vis-à-vis de leurs principales parties prenantes que sont les étudiants et leurs parents, discréditant ainsi l’ensemble du mutualisme étudiant.

 Au plan politique, à l’heure ou le premier ministre est directement interpellé sur le sujet et en quelques sortes sommé de prendre position[4], les enseignements ce travail de recherche implique que la volonté de promouvoir l’existence du mutualisme étudiant doit s’accompagner d’une réflexion sur le contexte qui peut soutenir un tel projet. Une concurrence directe, même entre mutuelles, peut menacer la spécificité de ces organisations et la crédibilité de l’alternative dont elles sont porteuses. Plus largement, ce n’est plus seulement la pérennité des mutuelles étudiantes qui est en jeu ici, mais bien au-delà, la possibilité, pour toute une série d’initiatives originales de l’économie sociale et solidaire, de préserver les principes, valeurs et pratiques sociales et alternatives qui les caractérisent lorsqu’elles sont exposées aux logiques de concurrence sur leur marché.

Alors que l’enquête d’Envoyé Spécial insiste sur une gestion interne inadaptée et manquant de professionnalisme, ce qui pose le problème sous un angle technique pouvant éventuellement être résolu, la question essentielle est bien certainement celle-ci : dans quelles conditions concurrentielles le mutualisme étudiant pourrait-il survivre en restant fidèle à ses valeurs et à ses principes ?

[1] https://www.youtube.com/watch?v=uD7h67PwMEI

[2] Terme utilisé en interne.

[3] Rapport Moral de la MNEF, congrès de Thonon, 1972, cité par R. Morder, (2004), « Éléments pour une histoire politique de la mutuelle nationale des étudiants de France », Cahiers du Germe spécial n° 4.

[4] http://www.fage.org/news/actualites-fage-federations/2015-02-13,mutuelles-etudiantes-le-gouvernement-ne-peut-plus-feindre-lignorance.htm

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