Le travail de thèse(1) s’est plus particulièrement attaché aux composantes sociales de la production architecturale en partant du constat que l’objet architectural est le fruit, certes, de conceptions, de parti-pris individuels, mais aussi du fonctionnement d’un champ architectural.
Il a d’abord fallu isoler les instances spécifiques d’affiliation des architectes (des ateliers des Beaux-Arts aux lieux de sociabilité en passant par les groupes politiques ou les UP contemporaines…), de légitimation (revues, recherche, prodution théorique…) et de consécration (concours, expositions, prix divers…), de 1968 au début de la décennie 1980 essentiellement, en s’interrogeant sur les modalités de constitution d’une signature.
En s’attachant plus particulièrement aux « architectes-intellectuels » (définis comme producteurs de biens symboliques élaborant une réflexion sur leur travail qui oriente des prises de position publiques), il s’agissait d’identifier les modalités de constitution et d’évolution d’un espace de production (écrite, dessinée et construite) spécifique qui conditionne l’autonomie de la production architecturale. Se retrouvait en outre, toute proche, au cœur de ma démarche, l’idée gramscienne d’un intellectuel pensé comme l’émanation critique d’un milieu auquel il donne les moyens de se penser.
L’affirmation que le collectif et l’individu sont coproduits par l’action sociale et qu’ils sont donc historiquement variables a par ailleurs contribué à fixer le cadre d’une démarche socio-historique. L’objet social se construit donc aux frontières d’actions collectives et individuelles, entre dispositifs et dispositions, et les modalités de cette construction évoluent dans le temps.
Et c’est là, au carrefour de ces logiques que s’est progressivement dessinée la silhouette presque écrasante des « événements » de 68. Ce moment de crise, en les exacerbant, offrait en effet une excellente lisibilité des positions et permettait de mieux comprendre les logiques à l’œuvre au sein du champ architectural. Repérée à travers la quarantaine d’entretiens menés auprès des acteurs ou témoins de ces années-là, mais aussi au fil du travail bibliographique préliminaire, cette silhouette s’est nettement affinée par la suite grâce à la lecture des archives, administratives essentiellement, qui se sont ouvertes une fois expiré le délai légal des trente années. Des archives qui m’ont notamment montré que contrairement au caractère mythique qu’ont revêtu les « événements » au gré de la sédimentation, depuis 30 ans, des récits d’acteurs, pas grand chose en fin de compte n’avait réellement eu lieu au cours du mois de Mai, tout du moins pour ce qui concernait l’architecture. Beaucoup de choses se sont en effet passées en Mai, très importantes, essentielles, mais la teneur des événements chez les architectes a plutôt à voir avec une « sortie du ghetto », une évasion hors du champ de l’architecture, qu’avec un réel moment de transformation de leur monde. De nombreuses transformations avaient en effet déjà profondément transformé l’enseignement, et ce sont les années qui suivent immédiatement 68 qui vont chambouler la division du travail et le rapport à la commande qui régissait jusqu’ici l’activité des architectes.
Lorsque les porte-paroles plus ou moins autorisés de cette génération reviennent sur ces années-là, ils ont l’habitude, surtout pour ceux d’entre eux qui se sont le plus intensément engagés, de dire que cette génération qui voulait changer le monde n’a pour finir pas changé grand-chose, sinon rien du tout. En reprenant les termes sur lesquels s’achève notre introduction, on pourrait leur objecter de manière provocante et pour ce qui concerne notre objet qu’ils trompent et surtout qu’ils se trompent. En fait, il faudrait dire plus précisément en quoi ils se trompent. Nous l’avons en effet assez dit pour les architectes, cette génération a changé énormément de choses. Il est vrai cependant que ces changements ne répondaient pas toujours aux revendications originelles (encore que, nous l’avons vu, la chose se révèle bien plus complexe et lutter contre les « féodalités » n’a rien d’anodin). Mais pour finir, cette génération n’aurait-elle instauré qu’une nouvelle division du travail, se superposant à l’ancienne, qu’elle aurait au bout du compte changé énormément de choses. C’est vrai, le travail est donc toujours divisé, contrairement à ce que cette génération désirait à ses origines, mais une nouvelle division du travail, ce n’est pas rien. Plus rien ne sera comme avant, c’est faux, mais tout est un peu changé et ça compte. Cette nouvelle division du travail a partie liée avec le morcellement des opérations et surtout la généralisation du concours sur invitations qui revient tout au long de ce travail comme un miroir, en négatif, des revendications de 68, contre les « féodalités », contre les « mandarins », contre le déclassement, contre la qualité, pour la qualité, pour la conception et le projet, pour le versant intellectuel, pour l’apport des compétences et la pluridisciplinarité, comme une réponse – partielle – aux questions d’abord confusément posées dès 1965-1966.
Dire que tout cela découle en droite ligne des « événements » de 68 est certainement abusif, mais omettre ce lien causal est une erreur. Ce lien est donc complexe, j’ai assez essayé de l’isoler au fil des pages de ma thèse, mais il existe, c’est certain.
Jean-Louis Violeau
Les Cahiers du Germe n° 22-23-24, 2000