Philippe Buton, Histoire du gauchisme : l’héritage de Mai 68, Paris, Perrin, 2021, 553 p. –
Le livre de Philippe Buton se veut un livre d’histoire mobilisant et croisant différents types d’archives, publiques, privées et orales. Parmi ses remerciements, figurent « les témoins qui ont pris de leur temps pour me permettre d’aller au-delà de l’aride littérature militante et me donner de la chair humaine à disséquer, selon les beaux mots de Marc Bloch[1] » (p. 549). Nous analyserons comment ces archives orales sont mobilisées, mais remarquons, en préambule, que l’auteur aspire à une certaine rigueur méthodologique, puisqu’à propos de la mort du lycéen Gilles Tautin (Flins, 10 juin 1968), il se permet une critique acerbe de l’ouvrage de Ludivine Bantigny : « [i]l est vrai que l’ouvrage tout entier n’est qu’une collation de faits méthodologiquement non critiqués et surtout non socialement hiérarchisés. Si l’historien ne réalise pas ces deux préalables méthodologiques, l’abondance des sources en histoire contemporaine permet de « démontrer » presque n’importe quoi, en l’occurrence un discours historico-militant préexistant » (note 46, p. 462). C’est donc aussi à l’aune de ces deux critères que nous proposerons de lire cet ouvrage.
Tout d’abord, quelques mots sur l’ensemble de l’ouvrage qui porte sur le gauchisme présenté comme se cachant « sous les pavés » [de Mai 68] en quatrième de couverture et qui définit celui-ci comme remplissant « une fonction sociale » de « porte-voix de la nouvelle génération qui frappe à la porte d’une société qui peine à lui octroyer sa place », d’une « jeunesse bouillonnante » (p. 7). Il s’inscrit dans une démarche historiographique et dans le régime de mémorialité (des années 1968) ouverts par l’ouvrage Génération d’Hamon et Rotman en 1987-88 : « différencier le gauchisme et l’extrême-gauche ou, pour le dire autrement, distinguer le gauchisme culturel du simple gauchisme politique des multiples groupuscules » (p. 8).
Voyons donc l’analyse proposée de l’ancrage social du phénomène. Dans le premier chapitre « sur l’apparition du gauchisme », si on peut être convaincu par l’argument d’une crise culturelle plutôt que d’un déclassement (p. 30-33, même si l’on peut retrouver des traces des problèmes étudiants de débouchés), si l’analyse de l’« insouciance géopolitique » (p. 40) est intéressante, on regrettera que la crise de l’université, ni celle du lycée, ne soit pas analysée en tant que telle. Dans le deuxième chapitre sur le profil psycho-sociologique des gauchistes, le verdict se veut sans appel : « le gauchisme est un pur produit de l’Éducation nationale » (p. 43) et le triptyque militant « s’engager, s’endurcir, s’éduquer » est décliné (p. 45 sq). Dans le répertoire spécial d’octobre 1968 qui recense 830 militant·es potentiellement « fauteurs de troubles », on trouve 302 étudiants, 228 enseignants, 66 ouvriers, 49 employés (p. 88). Dans le chapitre sur « la galaxie gauchiste », le « poids de l’Université » est répété dans « l’analyse des dynamiques d’implantation » (p. 116). Et, pourtant, on ne trouvera que quelques lignes sur l’UNEF, qui avait « maintenu la mystique unitaire pendant les année 1960 » (ce qui n’est vrai que pour la « mino » devenue majoritaire en 1956), et qui est « le premier mort politique de Mai 68 » (p. 131) ; quelques allusions aux deux UNEF nées de la scission de 1971, « Unité syndicale » et celle dite « Renouveau », mais uniquement vues dans les escarcelles des groupes dirigeants (pp. 140 et 174), une belle citation d’« un des délégués d’Aix-en-Provence, membre du PCMLF », lors du congrès de Marseille de décembre 1968, mais non sourcée (p. 177). Même dans le chapitre 6 consacré à « la forteresse universitaire » ou plus exactement « scolarisée », peu d’analyse de ces « bases rouges ». Les boycotts des premières élections étudiantes par les différents groupes gauchistes sont réduits au « constat » du « refus de la démocratie elle-même » (p. 175)[2]. Pour se limiter à ce champ social, peut-on y lire des faits « socialement hiérarchisés » ?
Venons-en aux sources mobilisées. Pierre Mansat, président de l’Association Josette et Maurice Audin, en pointe dans le combat avec les archivistes et les historiens contre la tentative d’extension du secret Défense dans l’accès aux archives, a cité ce livre parmi ceux qui « ne pourrai[en]t plus [être écrits] », une fois la loi adopté cet été[3]. Et il est vrai que, dans son recours aux archives de répression (un grand classique de l’histoire sociale et politique !), Ph. Buton a, non seulement, utilisé celles des Renseignements généraux, du bureau de liaison national créé le 3 juin 1968, du 6e bureau de la Direction centrale de la police judiciaire « spécialement chargé de lutter contre les gauchistes » créé le 18 avril 1970 (chapitre 3, pp. 85 et 95[4]), mais aussi … des rapports de la Direction de la sécurité militaire : cette DSM suit évidemment la contestation antimilitariste dans les lycées (conférences boycottées, p. 178-180), pendant le mouvement contre la loi Debré (1973, p. 187-192) ou au long cours des années 1968 (chapitre 9, p. 241-253), mais aussi dans ses volets propagandiste et pratique de ses chapitres « Vers la guerre civile ? » (p. 254-302). On a même la surprise de voir la DSM s’intéresser aux généalogies et aux scissions de certains groupes d’extrême-gauche -comme les CCA (Comités communistes pour l’autogestion, p. 166) ou la GOP (Gauche ouvrière et paysanne, p. 168)- ou encore aux élections universitaires (p. 175). Un rapport d’août 1969 vise même à démêler l’« invraisemblable » « imbroglio gauchiste » sous le titre Évolution des mouvements révolutionnaires depuis juillet 1968 (p. 130, note 1).
Un dernier mot concernant l’antimilitarisme : l’auteur est parfois non seulement prisonnier de ses sources, mais en renforce le biais dans sa volonté louable de nous fournir des tableaux statistiques. Dans son annexe 8 (p. 443-445), on peut s’étonner de ne voir jamais apparaître la catégorie d’insoumis, alors qu’il mentionne à deux reprises le concert de Maxime Le Forestier à Angers en décembre 1974 dont les cachets sont « versés au Comité de soutien aux insoumis » (pp. 77 et 324), qu’il écrit bien que « les Témoins de Jéhovah refusent les modalités du statut [d’objecteur de conscience de 1963] et deviennent donc des insoumis, lourdement condamnés par la justice militaire » et qu’il cite un rapport mensuel de la DSM qui établit que ces Témoins de Jéhovah représentent 78% des 655 insoumis de 1974-75 (p. 243). Il est vrai que l’inventivité taxonomique de la Grande Muette est importante : la catégorie « illuminés » (p. 242) rivalise avec celle des « tarés », « la distinction entre récupérables et tarés [étant] faite sur dossier et [restant] extrêmement subjective. […] [Est qualifié de taré le] personnel dont l’état d’esprit, la moralité générale, le défaut d’insertion sociale plus que l’état physique font des êtres marqués par la vie (par exemple délinquants, homosexuels)… »,selon un officier de cette DSM (p. 244). Concernant les autres insoumis (non religieux), on se permettra de renvoyer vers les travaux de Michel Auvray[5].
Arrivons-en à l’usage que fait l’auteur des archives orales. Philippe Buton, qui cite donc Marc Bloch, mentionne, parmi ses sources, plusieurs séries d’« entretiens » (p. 529-532), ceux « réalisés par divers chercheurs »[6] et ceux « réalisés par l’auteur » (eux-mêmes présentés en 2 sous-séries, les « militants d’extrême-gauche » et les « autres »).
L’auteur cite beaucoup moins chaque témoignage que Joël Fallet (Joël Fallet, Les maos de l’UCF : une histoire politique, 1970-1984) , mais, de plus, il ne cite pas certains témoignages mentionnés à la fin de son ouvrage (dans la 1ère série, 4 et 2 corpus de 18 et 5 entretiens ; dans la seconde, 3 dans la 1ère sous-série et 4 dans la 2e). Et il en cite d’autres qu’on ne retrouve pas dans la partie sources, notamment ceux recueillis par Aurélien Dubuisson[7], Hugo Melchior[8] ou Fanny Gallot[9], voire encore Michelle Manceaux[10]… Et même 2 entretiens recueillis par l’auteur[11]. Un seul exemple de l’apport de ce type d‘archives d’autant plus lorsqu’elles sont croisées avec d’autres, permettant de « critiquer » méthodologiquement les faits : le témoignage de Pierre Vidal-Naquet, cousin de l’historien antiquisant éponyme et militant maoïste, croisé avec les courriers-rapports du Préfet du Doubs dans les archives du ministère de l’Intérieur, permet de reconstituer la prise de l’AGE de Besançon, en janvier 1969, par les maoïstes par 115 voix contre 106 pour les militants communistes alors que ceux-là ne constituent qu’un noyau d’une petite dizaine. Pour autant, parmi les 25 témoignages recueillis par l’auteur, seuls 11 sont cités plus de 4 fois et seuls 6 sont retranscrits partiellement ente 1 et 9 lignes.
Au moins, 2 problèmes sont à signaler dans cette pratique : le statut de certains témoignages, entre « souvenirs » et interventions dans des séminaires ; et la composition du corpus. Un des témoignages les plus cités (17 fois), celui du militant maoïste Patrick Isnard, n’est mentionné que comme « souvenirs » (notamment p. 531) et, d’autre part, plusieurs témoignages sont cités au même titre que des interventions dans des séminaires à Sciences-Po Paris ou à l’Université de Reims ; c’est notamment le cas pour Alain Krivine (p. 495, 506 et 508), Nicolas Hatzfeld (intervention et « entretien » le 20 mars 2014, p. 495 et note 126)… et Joël Fallet (en plus des 2 dates d’entretiens, sont mentionnées des interventions dans les 2 séminaires et « les recherches en cours de Joël Fallet lui-même ancien établi de l’UCFml » le 20 juin 2013 et le 3 avril 2015, p. 495 et pp. 349 et 515). La citation déjà évoquée de J. Fallet à l’ouverture du cycle de films de femmes organisé à Reims par le groupe Pottier en juin 1978 est amenée ainsi à l’appui d’une caractérisation anti-féministe de l’UCFml : « Quoi de plus significatif… » (p. 349 et note 75, p. 515). Au-delà du problème d’interprétation, le dispositif d’entretien n’est pas du tout le même que celui d’une intervention dans un séminaire où le témoin est plus dans une logique de représentation et moins dans un dialogue producteur de connaissances.
Enfin, Ph. Buton a également construit son objet en construisant son corpus de témoins, mais il existe un hiatus, puisque l’auteur a dégagé 3 familles (maoïstes, trotskistes et anarchistes) et n’a aucun témoignage, direct ou indirect, de la mouvance libertaire ; et nous pourrions creuser encore d’éventuels déséquilibres internes de l’échafaudage de chacun des 2 autres corpus.
Répétons-le donc : au-delà de leurs usages différenciés des archives orales, que ce soit pour le témoin Joël Fallet ou l’historien Philippe Buton, le dépôt ou le don des archives utilisées (orales, mais aussi écrites) apparaît comme une nécessité épistémologique pour en permettre la découvrabilité, la citabilité, en un mot, l’accessibilité.
Jean-Philippe Legois
[1] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997 [1ère édition, 1949], 160 p., p. 51 : « l’objet de l’histoire est par nature l’homme. Disons mieux : les hommes. […] Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. »
[2] Même son article dans le dossier sur « Les oppositions aux réformes éducatives de l’après-Mai 1968 » (coord. Yves Verneuil) se limite à un début d’analyse de ces nuances du boycott à partir de la presse mililtante : Philippe Buton, « Les gauchistes et la question de la participation dans les universités », Histoire@Politique, n° 37, janvier-avril 2019 [en ligne] (Consulté le 30 octobre 2021).
[3] http://www.pierremansat.com/2021/06/moment-decisif-pour-l-acces-aux-archives-publiques-l-article-19-de-patr-en-discussion-au-senat.html (Consulté le 30 octobre 2021).
[4] A voir notamment, p. 153, la note 66 concernant une note de cette Direction : État des tracts du PCMLF diffusé sur l’ensemble du territoire depuis la loi d’amnistie du 30 juin 1969, transmis au parquet général de la Cour de sûreté de l’État (AN19910607/50). On retrouve ici un des filons de l’exposition de 2018 des AN 68. Les archives du pouvoir.
[5] Voir notamment Michel Auvray dans Dreyfus-Armand G., Paillard I., Les Années 68. Un monde en mouvement – Nouveaux Regards sur une histoire plurielle (1962-1981), Paris et Nanterre, Syllepse, BDIC et musée d’Histoire contemporaine, « Utopie critique », 2008.
[6] Mentionnons particulièrement les 2 travaux fortement mobilisés de Karim Landais (De l’OCI au Parti des travailleurs : Analyses et interviews d’ex-militants trotskystes « lambertistes ») et de Michel Côme (La Section française de la Quatrième Internationale à Toulouse de 1968 à 1976). Signalons également les témoignages de Nicolas Hatzfeld (L’écoute, je crois, faisait partie du principe de l’établissement, La Parole Errante, propos recueillis par Pierre Vincent Cresceri et Stéphane Gatti, rédaction et mise en forme par Benoit Francès) et Jean-Paul Cruse (David Hamelin, « Entretien avec Jean Paul Cruse », Dissidences [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 03 novembre 2011, consulté le 04 novembre 2021.
URL : http://preo.u-bourgogne.fr/dissidences/index.php?id=234).
[7] Aurélien Dubuisson, Action Directe, les premières années, Paris, Éditions Libertalia, 2018.
[8] Hugo Melchior, « Le militantisme révolutionnaire à l’heure de la clandestinité dans les années 1968. Le cas du PCMLF. », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°133, 2017, p. 39-54.
[9] Fanny Gallot, « Le ‘’travail ouvrier’’ de la LCR et de LO : le cas de Renault Cléon », Dissidences, n°6, avril 2009 (entretien avec François Sabado).
[10] Michelle Manceaux, Les maos en France, Paris, Gallimard, 1972 (entretien avec Benny Lévy).
[11] Celui avec Jean-Louis Panné le 15 juin 2015 (note 43, p. 468) et celui avec Jean Favreau [Jacques Lancier] le 16 janvier 2013 (note 30, p. 524).