Jean-Philippe Legois, Marina Marchal et Robi Morder (coord.), « Démocratie et citoyennetés étudiantes depuis 1968 », Syllepse, col. Germe, 2020

democratie et citoyennetes étudiantes depuis 1968 couvViernt de sortir des presses, Jean-Philippe Legois, Marina Marchal et Robi Morder (coord.), Démocratie et citoyennetés étudiantes depuis 1968, Syllepse, col. Germe.

Ce livre dans la collection Germe aux éditions Syllepse, est l’aboutissement d’un programme de recherche mené par la Cité des mémoires étudiantes et le Centre d’histoire sociale du 20e siècle (Paris 1), avec le concours du Germe et le soutien de la région Île-de-France (voir sur notre site l’appel à contributions : Démocratie et citoyennetés étudiantes après 1968 : jeux d’échelles. 1er, 2, 3 juillet 2015). Démocratie et pouvoir étudiant : la période « charnière », voire « refondatrice », des «années 1968 » est passée au crible. La citoyenneté étudiante d’aujourd’hui est examinée dans cet ouvrage, non seulement en France mais aussi dans d’autres pays. Ci-après une présentation rapide, le sommaire et les auteurs, la préface de Michel Pigenet et de Pascale Goetschel, ainsi que des extraits de l’avant-propos de la coordination du livre. Les auteurs explorent divers aspects de la citoyenneté institutionnelle (les élus dans divers conseils) et de la citoyenneté en mouvements(assemblées générales, coordinations); Question sans cesse renouvelée, que ce soit avant 1968 ou après les réformes accordant, ou restreignant, la participation étudiante : la démocratie représentative et la démocratie directe sont-elles concurrentes, opposées ou complémentaires? Plusieurs thématiques font l’objet d’une attention particulière, avec, en France, la gestion et la cogestion étudiantes, les élections universitaires, le pouvoir étudiant en Sorbonne, à Vincennes autour de 1968, le mouvement contre le CPE. L’ouvrage affiche aussi une volonté de comparaison européenne et internationale. On y questionne la différence de statut des universités entre les sociétés démocratiques et les sociétés autoritaires.

Les contributions concernent:

Du côté de la France : les citoyennetés étudiantes sous l’angle de la cogestion ou la gestion des œuvres universitaires et des mutuelles étudiantes, la genèse difficile de la citoyenneté étudiante avec le cas de la Sorbonne avant 1968, les stratégies des acteurs dans les élections étudianets depuis 1968, l’analyse des comportements électoraux étudiants selon la filière d’études, le mouvement étudiant contre le CPE en 2006 en Ile-de-France, la création de l’université de Vincennes et la citoyenneté étudiante par deux témoins; ainsi que dans les archives : sources publiques et sources privées associatives et militantes. A l’international, des coups de projecteur sur divers pays : Italie – Brésil – Serbie – Portugal. Les auteurs et autrices; Guy Berger, Alessandro Breccia, Giovanni Foccardi, Pascale Goetchel, Tristan Haute, Jean-Philippe Legois, Adriao Mansi, Marina Marchal, Alain Monchablon, Robi Morder, Angelica Muller, Jovan Papovic, Astrea Pejovic, Michel Pigenet, Edith Pirio, Colette Perrigault, Fernando Rosa, Giulia Strippoli, Paolo Stuppia (voir la table des matières)

PREFACE. Michel Pigenet  (avec la coopération de Pascale Goetschel)

Démocratie et citoyennetés étudiantes ? Vaste question, que son intitulé, sitôt énoncé, invite à décliner en de multiples hypothèses et interrogations, à commencer par celle d’une correspondance entre les modalités de la démocratie universitaire et les principes, procédures et prérogatives des institutions d’un pays. À l’évidence, le développement de la première participe des critères d’évaluation du degré de démocratisation des secondes. Ce que confirme, à différentes époques, le rôle joué par les étudiants dans les luttes contre les dictatures et pour la démocratie. Mais qu’en est-il de la place dévolue aux étudiants dans les instances universitaires et dans les organismes en charge de la vie étudiante au sens large : résidences, restaurants, santé, loisirs… ?  Comment les intéressés usent-ils de leur droit de regard sur le fonctionnement des unes et des autres ? Quelles relations s’établissent entre ce qui s’y discute et décide, et les mobilisations étudiantes, parties prenantes des dynamiques démocratiques ?

Plus qu’une synthèse exhaustive, improbable tant ces thèmes sont longtemps restés en friches, le présent ouvrage assume son caractère pionnier, au croisement d’historiographies variées et inégalement étoffées : celles des mouvements sociaux, de la politisation, des institutions, de l’université, de la jeunesse, etc. À ce titre, il plante de solides jalons et arrive à son heure, au sortir d’une année ponctuée d’initiatives qui, entre histoire et commémoration, autour du cinquantième anniversaire des « événements de 1968 », ont réuni chercheurs et acteurs. Les treize contributions des seize auteurs de l’ouvrage procèdent de cette confrontation qu’autorise, pour le meilleur, l’histoire du très contemporain, écrite avec le concours et sous le regard de témoins des faits étudiés. Gardons-nous toutefois, ici plus qu’ailleurs, de dresser des frontières étanches entre les statuts attribués. Les témoins sollicités furent, par définition, étudiants et/ou universitaires, à l’instar des chercheurs qui, confirmés ou en cours de thèse, militèrent quelquefois pour la citoyenneté étudiante. On verra que ces expériences, combinées à l’indispensable rigueur méthodologique, ne nuisent pas à la pertinence des analyses, mais aident souvent à la saisie de la complexité des enjeux et de l’ambivalence des pratiques.

Au vrai, la publication vient d’un peu plus loin qu’il n’y paraît. Fruit d’un colloque international tenu en juillet 2015[1], qui en prolongeait un autre, convoqué un an auparavant[2], lequel prenait la suite de journées d’études et de travail, elle conclut un programme pluriannuel de recherches éponyme lancé en 2011[3] et inscrit par la Région Île-de-France au nombre de ses Partenariats Institutions-Citoyens pour la recherche et l’innovation (PICRI). Cette association, ne garantissait pas seulement le financement d’une étude de moyenne durée, elle relevait d’une démarche singulière, conçue d’emblée pour favoriser la coopération, dans le strict respect des spécificités, prérogatives et préoccupations de chaque partenaire, en l’occurrence la principale collectivité territoriale hexagonale, des chercheurs, des représentants de la société civile.

On ne s’étonnera pas que des membres du Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CHS) aient contribué, aux côtés de collègues du Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants (GERME), du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP) et de la Cité des mémoires étudiantes, à l’élaboration et au pilotage du projet[4].

Laboratoire initié aux pratiques d’intervention par ses fondateurs, Ernest Labrousse et Jean Maitron, le CHS a gardé le cap de l’ouverture aux échanges et partenariats avec les acteurs des mouvements sociaux et du monde associatif, lesquels reconnaissent la qualité d’expertise de ses chercheurs. Cela vaut plus particulièrement pour ce qui a trait aux temps forts des mobilisations sociales contemporaines, aux conceptions et pratiques ordinaires de la citoyenneté, à la façon dont les acteurs s’agrègent et s’organisent, se situent vis-à-vis des instances, procédures et ressources étatiques, en usent, se les approprient, s’y soumettent, les contournent ou parviennent à peser sur les catégories, normes et politiques publiques au gré des circonstances, des rapports de forces et des degrés de proximité. Les résultats acquis, y compris à travers les problématiques et les méthodes appliquées en priorité au monde salarial, constituaient autant de points d’appui pour questionner des citoyennetés étudiantes croisées au fil de l’abondante littérature grise produite par le CHS sur les années 1968. Mais l’apport concernait aussi les « pratiques d’archives » expérimentées au sein d’un laboratoire devenu un important centre de documentation, détenteur de dizaines de fonds confiés par des militants et des organisations[5]. Pour l’occasion, son savoir-faire et sa réflexion rejoignaient ceux du programme, soucieux d’enrichir la base documentaire de la Cité des mémoires étudiantes, notamment sur les élections universitaires et la participation aux conseils et les mobilisations…, données susceptibles de nourrir les recherches sur les mouvements étudiants passés et les analyses des organisations et des institutions actuelles.

Aussi bien est-ce par là que débute l’ouvrage. On saura gré à Marina Marchal d’aider les chercheurs à surmonter la dispersion des abondantes archives privées détenues, pour ne rien dire des fonds personnels, par des structures aux statuts les plus variés. La situation n’est pas moins complexe pour qui s’aventure dans le dédale archivistique public, dont Edith Pirio éclaire les contextes administratifs de production documentaire. De fait, le repérage, la consultation et l’exploitation des archives de conseils d’UER – futures UFR – de différentes universités ont pu parfois virer à la course d’obstacles. Les premières explorations effectuées, et qu’il conviendra d’intensifier, permettent d’ores et déjà de suivre, aux échelons les plus élémentaires, les conditions d’exercice de la citoyenneté étudiante, dans sa variante institutionnelle. De fait, si les lois de 1968 et de 1984 constituent des références majeures, Alain Monchablon, Robi Morder et Jean-Philippe Legois rappellent que la représentation-participation des étudiants leur est antérieure, en premier lieu à travers la gestion ou la cogestion d’« œuvres universitaires » englobant, sous divers régimes, les logements, les restaurants, les loisirs, la santé et la sécurité sociale. Là se construit, dans le sillage d’un associationnisme précoce, un syndicalisme de services original et longtemps unitaire, par-delà les clivages politiques, qui en auront raison au feu de la guerre d’Algérie. La représentation élargie ultérieurement multiplie les champs d’intervention, par exemple en matière pédagogique, dans des instances stabilisées, malgré les variations législatives La baisse rapide de la participation aux élections, indépendamment des stratégies de boycott adoptées un temps par certaines organisations, met cependant à mal la représentativité des élus. Les taux d’abstention intriguent et justifient l’analyse des comportements électoraux proposée par Tristan Haute pour les consultations des années 2012 et 2014. L’auteur reprend à son compte l’hypothèse d’un défaut de « légitimité de l’université comme lieu d’exercice de son engagement »[6]. Il pointe néanmoins de fortes disparités selon les filières, plus ou moins propices à l’émergence d’identités collectives auxquelles concourent les activités d’associations orientées vers l’offre de services. La vieille tradition corporative retrouve ainsi une nouvelle jeunesse, prompte à reconquérir les terrains abandonnés ou perdus par des syndicats divisés et en perte de vitesse.

Cette faiblesse réduit leur capacité de mobilisation, cadre de dynamiques accélérées de socialisation et de politisation, domaine où les atouts de la pérennité ne les protègent pas des inconvénients du turn-over inhérent à la condition étudiante, tandis que les pratiques récurrentes de la démocratie directe favorisent l’émergence de formes concurrentes éphémères sur le modèle des « comités » et autres « coordinations ».

Le programme PICRI donnait leur place aux mobilisations hexagonales. L’ouvrage retient la contribution de Paolo Stuppia sur le mouvement de 2006 contre le Contrat première embauche (CPE), ultime victoire d’envergure remportée à la faveur de l’action conjointe des étudiants et des syndicats de salariés. Pour le reste, les coordinateurs ont privilégié les luttes étudiantes menées dans d’autres contextes, en Italie, au Portugal et en Serbie. Nul ne se plaindra d’un choix propre à étayer les comparaisons nécessaires à la compréhension des particularités françaises et des circulations transfrontalières. Ainsi en va-t-il avec les chapitres que Giovanni Focardi et Adriano Mansi consacrent aux effets de la contestation et de sa radicalisation sur les instances de représentation étudiante à Padoue et à Pise, au seuil des années de plomb. Sur fond commun de montée de la protestation estudiantine, la rupture consommée, dans les années 1960, entre le régime salazariste et le monde universitaire s’opère dans une tout autre configuration politique et répressive, qu’analyse Giulia Strippoli. Situation différente, encore, dans la Serbie des années 2000, qu’observent Astrea Pejovic et Jovana Papovic, quand les mobilisations étudiantes contre des réformes universitaires échouent à provoquer la compréhension et les convergences sociales de la décennie précédente.

On le voit, la moisson est belle. Non exhaustive, certes, mais telle n’était pas sa prétention. Souhaitons que les terres ainsi défrichées soient maintenant mises en valeur. Les sources, les outils et les problématiques le méritent.

AVANT PROPOS (extraits) Jean-Philippe Legois, Marina Marchal, Robi Morder

Les actes de ce colloque, tenu les 1, 2 et 3 juillet 2015 à Paris et Saint-Denis, sont l’aboutissement d’un programme de recherche PICRI (Partenariats institutions-citoyens pour la recherche et l’innovation) « Démocratie et citoyennetés étudiantes après 1968 » porté par le Centre d’histoire sociale du 20e siècle (Paris 1 / CNRS) et la Cité des mémoires étudiantes et soutenu par la région Ile-de-France. Ce programme a également pu bénéficier du soutien actif du réseau national de recherche du GERME (Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants) et du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-Paris).

Cette recherche a porté, en milieu étudiant, sur deux notions qu’il nous a fallu redéfinir : démocratie et citoyenneté. Et ceci en partant du cas français, même si tous nos efforts, notamment avec ce colloque, ont été tendus vers une comparaison internationale.

Nous avons voulu interroger la manière dont les étudiants et les autres acteurs perçoivent – ou non – l’université comme un lieu légitime d’exercice de la citoyenneté, jusqu’à quel point l’institution universitaire prend en compte la présence d’étudiants élus dans les conseils, dans quelle mesure cette présence semble compatible ou attractive au regard d’autres engagements. Nous avons également exploré la façon dont les textes réglementaires qualifient les étudiants – « usagers », « membres de la communauté universitaire », etc. – tandis qu’aux yeux des intéressés eux-mêmes le lien n’est pas toujours évident entre la vie à l’université et l’identité citoyenne.

Démocratie et citoyenneté

La démocratie n’est pas que politique et n’est pas que représentative[7]. Il existe aussi une démocratie sociale, pouvant même comprendre les « usagers » d’un service public. Et il existe aussi une démocratie directe sans l’intermédiaire de représentants élus, basée sur la libre délibération de toutes et de tous.

Pour ce qui est de la citoyenneté étudiante -et des engagements étudiants-, elle ne se cantonne pas dans l’unique sphère universitaire, mais procède aussi de mobilisations sur des questions de société, nationales comme internationales. Le constat valait déjà lorsqu’une partie notable des étudiants ne jouissait pas de la citoyenneté politique, avant l’abaissement de la majorité civile et du droit du droit de vote à 18 ans en 1974. Mais, si l’on reste dans le champ universitaire, on peut distinguer deux types de citoyenneté étudiante :

Citoyenneté institutionnelle : la question de la participation étudiante au « gouvernement des universités »[8] est ancienne. Revendication étudiante, voire objet d’expérimentations locales avant 1968, elle est parfois présentée comme un acquis du mouvement de mai-juin 1968. Les lois Faure (1968) et Savary (1984) l’ont instituée, puis organisée. La loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités) de 2007 a encore fait évoluer le mode de gouvernement des universités et réduit quantitativement la représentation étudiante au sein des conseils des divers établissements d’enseignement supérieur.

Les élus étudiants et leurs organisations sont confrontés aux problèmes classiques de tout système représentatif, qu’il s’agisse de la relation à leurs mandants, de leur fonction d’interlocuteurs des enseignants, de l’administration dans les départements ou les établissements. Supposés « représentatifs » (mais la question fait débat), ils organisent la sociabilité, valorisent la qualité des diplômes délivrés, discutent du contenu des enseignements et des modalités du contrôle des connaissances, posant la question de la participation étudiante aux rapports pédagogiques eux-mêmes.

Citoyenneté en mouvements : exceptionnel, sinon inédit, le mouvement de mai-juillet 1968 a été suivi de nombreuses mobilisations étudiantes dont les contours dépassaient de loin ceux des adhérents et militants des organisations structurées, voire des participants aux élections universitaires. Tous furent des moments de socialisation, d’acculturation et de politisation, notamment à travers l’expérimentation d’une démocratie directe et moins « formelle » qu’à l’ordinaire : assemblées générales, comités et coordinations fleurissent au « printemps »… même « en hiver »[9].

Comment ces citoyennetés ont-elles évolué quantitativement et qualitativement ? Comment s’articulent-elles ou ne s’articulent-elles pas ? Quelles sont les interactions ? Qu’en est-il de leurs modalités et conceptions au gré des implantations et des types d’établissements universitaires ? Ce sont ces questions que nous avons essayé de traiter dans ce programme et dans ce colloque.

Contexte scientifique et documentaire

Ce programme de recherche s’est situé au croisement de l’histoire des mouvements sociaux, de l’étude de l’enseignement supérieur et de la jeunesse. Si la gouvernance en général est devenue un thème de recherche en soi, la gouvernance universitaire est encore un champ de recherche à développer dans le sillage des travaux stimulés par C. Musselin[10]  La place des mouvements étudiants à vocation représentative dans cette gouvernance est, elle aussi, amplifiée à la suite des études menées notamment dans le cadre du réseau de recherche du GERME (Groupe d’études et de recherche sur les mouvements étudiants).

L’histoire des mouvements étudiants au sein de l’histoire des mouvements sociaux ne mérite pas moins de retenir l’attention. Comme les autres mouvements sociaux, souvent pour la première fois, eu égard aux trajectoires individuelles, les mouvements étudiants produisent socialisations, politisations, acculturations au monde universitaire lui-même, voire intégration à l’institution. De plus, le champ politique et institutionnel, tout au moins en France, semble particulièrement sensible à l’impact, réel ou supposé, de ces mouvements étudiants. Est-ce une spécificité française ? Ceci reste à vérifier, d’autant que le contexte français avec une centralisation parisienne doit être pris en compte pour bien comparer avec les autres situations nationales.

Ces approches se prêtent enfin à une démarche pluridisciplinaire, plus particulièrement entre la science politique, la sociologie, le droit et l’histoire.

Concernant les sources et ressources documentaires, le projet de recherche a été adossé à un programme de collecte et traitement de ressources documentaires qui ont permis sa réalisation.

La recherche, forte des acquis d’études nationales et locales antérieures, a pu s’appuyer sur les archives des organisations, celles des institutions universitaires, des procédures et des résultats des élections étudiantes, mais aussi sur des fonds publics et privés concernant les activités et mobilisations étudiantes. Des entretiens avec des acteurs et des actrices, étudiant-es ou non, ont complété ce large corpus, enrichissant eux-mêmes -pour les premiers- la campagne permanente de collecte de témoignages oraux de la Cité des mémoires étudiantes.

Éléments de comparaison : syndicats de salariés et autres situations nationales

Il a été utile dans ce travail de comparer la participation électorale étudiante avec celle des citoyens aux élections politiques et des salariés aux élections professionnelles, ce qui n’allait pas de soi au premier abord, mais a permis d’observer des problématiques communes pour en repérer des spécificités étudiantes. Ainsi, la question de la représentativité a pu être rapprochée de celle posée aux syndicats de salariés.   Les organisations étudiantes reconnues comme représentatives (Loi d’orientation de 1989, dite « Loi Jospin ») ne disposent toutefois pas, comme dans le monde du travail, de prérogatives particulières (monopole syndical de présenter des listes au premier tour, de siéger aux CAP dans la Fonction publique…).

Il y a eu lieu également de considérer si les formes d’auto-organisation du type assemblées générales, comités et coordinations développées à côté des modes de démocratie interne aux syndicats recouvrent, par-delà la similitude des mots, les mêmes pratiques et objectifs aux yeux des salariés et des étudiants.

Il a été enfin possible d’aborder la question de la circulation des théories et expériences entre mondes salariés et étudiants, notamment par le biais des parcours individuels des anciens militants étudiants, souvent anciens militants et représentants lycéens. Tous éléments effleurés et qui mériteraient approfondissement.

Dans cette perspective, les contacts noués avec des chercheurs et professionnels des archives et de la documentation des continents européen (Espagne, Italie, Portugal, Serbie et Belgique), américain (Brésil, Etats-Unis) et africain (Tunisie, Congo) ont constitué de précieux atouts.  Nous avons établi une cartographie des espaces de citoyennetés étudiantes pour la configuration française, et l’avons mise à l’épreuve d’autres configurations nationales lors d’un séminaire de deux jours en juillet 2014.

Après avoir dénoué, ou plutôt renoué, les fils des espaces, renouons les fils du temps.


Bornes chronologiques

L’intitulé du programme, du colloque et du présent ouvrage fixe bien le périmètre que nous voulions traiter : les universités de 1968 à nos jours. Toutefois, ces bornes posées, il était nécessaire de les élargir, là encore pour la configuration française, afin de donner profondeur et épaisseur historiques et points d’appui à la comparaison internationale.

Avant 1968 : des conseils de discipline aux « délégués Capitant » […]

1968, le mouvement étudiant divisé face à la « participation » de la loi Faure

Il faudra attendre les conséquences de la grève générale de mai et juin 1968 – mais dans un contexte de division et de désyndicalisation – pour qu’une représentation étudiante soit instaurée au sein des conseils des universités. La participation établie par Edgar Faure en 1968 d’élus étudiants ayant même pouvoirs que ceux des autres catégories des personnels au sein des conseils s’inscrivait dans une refonte totale des institutions universitaires, qui seraient désormais des établissements publics autonomes, dont tous les organes seraient élus, et non plus nommés par le ministre. Il est certain qu’en concédant aux étudiants – dont une des revendications les plus manifestes était la «démocratie» (voire la co-gestion, l’autogestion), Edgar Faure pouvait s’appuyer sur des secteurs jeunes du corps enseignant également, ainsi que sur les personnels, pour faire «avaler» la pilule de la «modernisation» à une bonne partie des professeurs de rang magistral qui y étaient opposés. C’est bien une tentative d’intégration, «Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire qu’une révolution ait été faite simplement par des révolutionnaires. Il faut donc que les révolutionnaires entraînent avec eux des réformistes, mais nous faisons tout ce qu’il faut pour qu’ils n’y parviennent pas».[25]

[…]

Le verdict des urnes…

Dans la pratique, les actes ont quelque peu infirmé les déclarations de principe. Dans sa majorité, l’UNEF appelle au boycott… et il y a 52 % de participants à ces élections[36] de 1969 auxquelles se présentent les candidats «pour le renouveau de l’UNEF» qui recueillent la majorité des suffrages et des élus étudiants. Une majorité de conseils sont dominés par les élus UNEF-renouveau – SNESUP – CGT. Mais cet immédiat après mai et juin 1968 apparaît comme une exception, la participation va décroître graduellement en quelques années. Dans un contexte d’affaiblissement des luttes, la procédure devient plus routinière, les ordres du jour dans les conseils étant peu susceptible de mobiliser ou de provoquer des débats approfondis chez les étudiants. La scission de l’UNEF en 1971[37] est facilitée par le «clivage» participationnistes/non participationnistes d’autant que les premiers verront plus d’intérêts immédiats, matériels, concrets, dans leur institutionnalisation dans les conseils, ne serait-ce que pour leur simple fonctionnement d’organisation, que dans l’unité d’une organisation affaiblie numériquement, cartellisée et se déconsidérant.

Si la ferveur des années 1969-71 est passée, les premières années des nouvelles universités pluridisciplinaires sont encore une période de participation étudiante importante (et la presse s’en fait d’ailleurs souvent l’écho). Alors que les élections au suffrage direct n’intéressent que les 600 à 700 UER (devenues UFR), de nombreuses associations se présentent pour obtenir, avec un élu, des moyens de fonctionner (un local, des timbres, du papier). Pendant quelques années, le ministère récolte les données sur la base de l’auto-classement de chaque liste en compétition.

Parallèlement, les mobilisations restent fortes et consolident le mode d’auto-organisation fondé sur les assemblées générales, puis des coordinations, par exemple contre la loi Debré (1973) ou contre la réforme Saunier-Seité (1976) qui marque pour les mouvements étudiants la fin des « années 1968 », avec un regain à la fois du syndicalisme et de l’auto-organisation dans de nouvelles articulations.

Avec l’élection de F. Mitterrand et la victoire de la gauche en 1981, une séquence s’ouvre qui voit d’abord les mouvements étudiants confrontés à un gouvernement de gauche, puis à la première « cohabitation ». C’est à l’automne 1981 que l’UNEF indépendante et démocratique a abandonné le boycott des élections universitaires, participant aux élections aux conseils d’université, élus au suffrage universel, ce qui sera confirmé par la loi Savary (1984). Les mobilisations contre la loi Savary, menée par la droite principalement, avaient permis de constater l’emprunt d’un répertoire forgé par la gauche étudiante, les coordinations.

En novembre/décembre 1986, le projet de réforme Devaquet du gouvernement Chirac échoue face à la mobilisation de la jeunesse étudiante et lycéenne, la plus importante depuis 1968. Clôturant cette séquence, cette crise rend au débat universitaire son importance politique avec notamment les « Etats généraux » étudiants en 1987, les rapports du CNE (« où va l’université »), le plan Université 2000, et la participation des organisations étudiantes dans ces discussions. C’est en 1989 que la loi Jospin reconnaît l’existence d’organisations représentatives étudiantes, et en définit les critères.

Au printemps 2006, une nouvelle génération étudiante, formée en partie dans la mobilisation lycéenne contre la réforme Fillon de 2005, s’est forgée dans le mouvement contre le projet de Contrat première embauche. Celui-ci a mobilisé à nouveau le répertoire d’action étudiant devenu classique, voire l’a enrichi avec les « blocages » et la formalisation de procédures de vote dans les AG ; il a également élargi le registre d’énonciation, au-delà du simple CPE, voire au-delà de la Loi égalité des chances, opérant une jonction avec les syndicats de salariés.

En 2007, la loi LRU (loi relative aux libertés et responsabilités des universités) a réduit quantitativement la représentation étudiante au sein des conseils des divers établissements d’enseignement supérieur. Un mouvement principalement étudiant s’est développé contre cette loi à l’automne. Au printemps 2009, les décrets de Valérie Pécresse entraînent un nouveau mouvement universitaire, cette fois-ci principalement enseignant, mobilisant encore une partie de la génération militante étudiante née avec le mouvement contre le CPE.

La dernière décennie a vu se produire de profondes transformations, dans l’institution elle-même, effet de l’autonomie de la loi LRU complétée depuis par d’autres dispositions, et dans le mouvement étudiant marqué par des mobilisations non victorieuses, que ce soit sur le terrain universitaire (Parcours sup) ou dans des actions communes avec les syndicats de salariés (mouvement retraites 2009, Loi travail 2016). Le paysage syndical étudiant a connu des évolutions : montée de la FAGE, difficultés de l’UNEF, disparition de certaines organisations (Cé, PDE), émergence de nouvelles (Solidaires étudiant-es, l’Alternative, FSE). Ce livre permettra, nous l’espérons, de repérer dans les phénomènes nouveaux, des références, des récurrences plus anciennes.

Si le programme de recherche principal a porté surtout sur la situation française la comparaison avec d’autres situations nationales fut très enrichissante. Les actes de ce colloque approfondissent déjà la comparaison avec l’Italie, la Serbie, le Portugal et le Brésil. En partant de cette cartographie et de de cette chronologie du cas français nous avons pu poser des jalons pour une comparaison internationale qu’il convient de développer. C’est notre ambition.

[1] « Démocratie & citoyennetés étudiantes depuis 1968 : jeux d’échelles », Paris, Saint-Denis, 1er-3 juillet 2015.

[2] « Démocratie et citoyennetés étudiantes depuis 1968 : jeux d’échelles », Paris, Saint-Denis, Pierrefitte-sur-Seine, 1er-3 juillet 2014.

[3] « Démocratie et citoyennetés étudiantes depuis 1968 : dans et hors l’institution universitaire ».

[4] De 2011 à 2017, Frank Georgi, Jean-Philippe Legois, Robi Morder, Michel Pigenet et Isabelle Sommier ont assuré en continu le fonctionnement de son comité de pilotage.

[5] Pour ce qui est du monde étudiant, signalons le fonds de l’Union des grandes écoles, celui d’Alain Nicolas intéressant l’Association des étudiants de la résidence universitaire d’Antony et de la Fédération des résidences universitaires de France, et le fonds Mai 68, riche de la documentation collectée à la Sorbonne pendant les événements de mai-juin 1968.

[6] Cf. T. Côme, R. Morder (coord), État des savoirs. Les engagements des étudiants. Formes collectives et organisées d’une identité étudiante, Rapport pour  l’Observatoire de la vie étudiante, juin 2009, p. 17.

[7] Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de science politique, Paris, PUF, 1985.

[8] Erhard Friedberg et Christine Musselin, Le gouvernement des universités ; perspectives comparatives, Paris, l’Harmattan, 2000.

[9] David Assouline et Sylvia Zappi, Un printemps en hiver, Paris, La Découverte, 1987.

[10] Christine Musselin, La Longue marche des universités françaises. Paris, PUF, 2001.

[11] Décrets et arrêtés des 26 juillet 1922, 7 février 1923, 7 et 13 février 1934

[12] On trouve aux Archives de la faculté de droit que l’on peut consulter à la Bibliothèque Cujas, à Paris, des professions de foi pour les élections et certaines ont été reproduites dans Marc Miller, La faculté de droit de Paris face à la vie politique, de l’affaire Scelle à l’affaire Jèze, 1925-1936, LGDJ, 1996.

[13]Voir dossier documentaire dans Les Cahiers du Germe,n° 28, 2008.

[14]Lettre du 18 octobre 1944 au ministère signée par Wiener au nom de l’UEP, AN, AJ167148, dossier « associations d’étudiants 1939-1945».

[15]Robi Morder (coord), Naissance d’un syndicalisme étudiant, 1946, la Charte de Grenoble, Paris, Syllepse, 2006, p. 31 et s.

[16]La contemporaine, Fonds UNEF, 4° delta 1159/1

[17]Témoignage de Pierre Rostini, in Naissance d’un syndicalisme étudiant, op. cit.

[18]On pourrait faire le parallèle avec l’organisation des réunions de « droit d’expression » des salariés instaurés par les « lois Auroux » en 1982, qui n’avait pas suscité l’enthousiasme des syndicats de salariés, et qui ont été vidés de leur contenu initial, quand ils n’ont pas été purement abandonnés dans la pratique.

[19]Alain Monchablon, Histoire de l’UNEF, Paris, PUF, 1983, p. 24

[20]Robi Morder, « l’Unef et la participation », La Revue de l’Université, n° 12, 1998.

[21]Mémorandum de l’UNEF aux membres du Conseil supérieur de l’Education, 1958.

[22]Là encore on peut faire le parallèle avec le droit du travail où la présomption de représentativité nationale était accordée par décret aux confédérations syndicales, ce qui a changé avec la réforme de 2008.

[23]Jean-Philippe Legois, La Sorbonne avant mai 68. Chronique de la crise universitaire des années 60 à la faculté des lettres et des sciences humaines de Paris, maîtrise d’histoire, Paris 1, 1993. 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, Paris, Syllepse, 2018.

[24]Robi Morder, « Eléments pour une histoire politique de la Mutuelle nationale des étudiants de France », Cahiers du Germe, spécial n° 4, 2003.

[25]Edgar Faure, Philisophie d’une réforme, Paris, Plon, 1969, p.109.

[26]Nicolas Roussellier, « Deux formes de représentation politique : le citoyen et l’individu », in Marc Saadoun (dir), La démocratie en France, Gallimard, 2000, chapitre 5, p. 247 et s.

[27]Résolution du congrès de Marseille, Etudiants de France n°5, février 1969.

[28]« Dénonçons le plan Mallet », Etudiants de France n°1, octobre 1969.

[29]Ernest Mandel, Les étudiants, les intellectuels et la lutte des classes, Paris, La Brèche, 1979, p.126 et 132/133.

[30]Etudiants de France N° 5, février 1969.

[31]Texte d’orientation du 59ème congrès de l’UNEF, mars 1971.

[32]Audition du ministre d’Olivier Guichard, 23 juin 1976, «Rapport d’information sur l’application de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968», Assemblée Nationale, N° 2765, annexes., p. 262

[33]Philippe Grassin et Robi Morder, « Réflexions sur le mouvement étudiant », Cahiers reconstruction syndicale n°1, octobre 1980.

[34]Robi Morder, « Le Mouvement d’action syndicale », La Revue de l’université, n° 19, 1999.

[35]Le syndicaliste étudiant, n°1, décembre 1976.

[36]Audition Edgar Faure, «Rapport d’information sur l’application de la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968», Assemblée Nationale, N° 2765, annexes, p. 250-251.

[37]Robi Morder, « La scission de l’UNEF », La Revue de l’université n° 10, 1997.

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